5. La crise de l'islam

Depuis que le différend entre l'Islam et l'Occident a refait surface, quasiment dès la fondation d'Israël mais surtout à partir des années 70, les difficultés rencontrées par les pays et institutions représentant les Arabes et l'Islam à s'entendre pour adopter une stratégie commune ou solidaire face à l'occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et de Jérusalem-Est, avaient déjà été remarquées. Les différents projets, nationalistes pan-arabes d'abord, puis islamistes avec les Frères musulmans (sunnites) et le Hezbollah (chiites) à partir de la Révolution iranienne, n'arrivèrent jamais à s'articuler durablement les uns aux autres. Les Frères musulmans palestiniens du Hamas bien que sunnites furent cependant soutenus par l'Iran au même titre que le Hezbollah avec lequel il collabora ponctuellement jusqu'en 2011.

Après la Première Guerre du Golfe, des projets pan-islamistes plus radicaux se rassemblèrent sous la bannière d'Al Quaeda (fin des années 80). Visant à la fondation d'un Etat – ou au moins d'un "marché commun" - musulman mondial les différentes factions se réclamant d'Al Quaeda depuis 2014 soit s'affrontent, soit collaborent ponctuellement avec le plus récent et le plus puissant de ces mouvements islamistes - ISIS – contre leurs ennemis communs : les sunnites lambda, Bachar Al Assad, les chiites, Israël, l'Occident, les polythéistes, tous les infidèles, soit les 4/5 au moins de l'espèce humaine.

L'intervention américaine en Afghanistan, suite à l'attentat du 11 septembre 2001, ainsi que la Deuxième guerre du Golfe (2003) avait mis en évidence d'autres lignes de fractures, sans doute les plus anciennes, au sein des sociétés musulmanes : les antagonismes tribaux et les sables mouvants des trahisons et des perpétuels changement d'alliance qu'ils entraînent.

Ces antagonismes étaient déjà ré-apparus au grand jour en Afghanistan et au Pakistan au cours de la première décennie du XXI e siècle. On compte au moins 13 tribus en Afghanistan dont les Pachtounes sont les plus importants (42 %). Six ethnies au moins au Pakistan, plus urbanisé que son voisin de l'ouest. Mais les Pachtounes sont également présents au Pakistan où ils forment la deuxième ethnie (16%) après les Pundjabis. Les Talibans sont essentiellement composés de Pachtounes. Autrement dit si tous les Pachtounes ne sont pas des Talibans, tous les Talibans sont pachtounes.

En Afghanistan plusieurs tribus (Tadjiks, Ouzbeks, Hazaras) opposées à la dominations des Talibans/Pachtounes s'allièrent pour former l'Alliance du Nord sous le leadership du célèbre Commandant Massoud. En 2001, suite à son assassinat et à l'attentat du 9/11, l'Alliance du Nord parvint à reprendre Kaboul avec l'aide des USA. Karzai, un Pachtoune fut désigné comme Président mais les postes clé du gouvernement furent confiés à des représentants d'autres ethnies de l'Alliance du Nord. Cependant depuis 2006 profitant de désaccords entre les USA et Karzai et de complicités au Pakistan, les Talibans recommencent à faire des progrès en Afghanistan.

Mais c'est surtout en Irak que les appartenances religieuses se surimposant aux antagonismes tribaux séculaires dessinent un paysage de sables mouvants fait de perpétuels changements d'alliances – entre tribus et/ou avec l'envahisseur américain - et d'incessantes trahisons.

Les quelque 150 tribus arabes d'Irak sont fédérées en qabila. Saddam Hussein s'appuyait surtout sur les tribus de la région de Tikrit d'où lui-même provenait. Les Etats-Unis avant même la capture et l'exécution du dictateur en 2006 rassemblaient dès 2003 des informations sur les relations conflictuelles entre tribus, y compris entre tribus supportant Saddam, les Abu Nasir par exemple (voir www.brookings.edu/research/papers/2003/O7/08iraq-baram).

Suite à l'invasion de l'Irak par les USA en 2003 et à la chute du régime de Saddam en 2006, une explosion de violence se déchaîna tous azimuts, interconfessionnelle mais aussi visant les tribus affidées du régime ainsi que les troupes d'occupation. En 2007, les tribus du Sunni Awakening (le réveil sunnite) après avoir combattu les USA depuis 2005, s'y rallièrent pour arrêter les progrès d'Al Qaeda dans la province occidentale d'Anbar, reprendre Fallujah et ne pas laisser le champs libre aux chiites pour l'après-Saddam.

Les USA de retour en Irak en 2014, pour combattre ISIS cette fois, afin d'empêcher les Chiites de monopoliser le pouvoir et de limiter l'influence de l'Iran espèrent s'appuyer à nouveau sur les forces du Sunni Awakening. Mais certains chefs des tribus membres de l'Awakening seraient complices de l'ISIS. En les finançant les USA prendraient à nouveau le risque de financer la faction islamiste représentant – actuellement les pires ennemis de l'Occident, du monde, et de l'espèce.

Si dans ce foisonnement d'antagonismes tribaux, l'antagonisme proprement religieux sunnisme-chiisme est le plus facilement perceptible pour l'observateur extérieur, il trouve cependant lui aussi sa source non pas dans un conflit "idéologique" ou religieux mais dans un antique conflit tribal. L'occasion en fut, il y a 14 siècles, de savoir qui allait hériter du caliphat après la mort de Mohamed. Ali, cousin agnatique de Mohamed, membre donc de son clan, avant d'être son beau-fils, ou Abu Bakr, le beau-père de Mohamed , père de son épouse Aisha et donc dans le système patrilinéaire des Arabes, un "étranger" par rapport au clan du Prophète, les Coraïch. Abu Bakr était le candidat de l'aristocratie mecquoise. Cet incident historique manifeste déjà ce qui dans la programmation même de l'islam, dans son code génétique, précipitera sans doute un jour sa désintégration et son effritement : l'échec de Mahomet à transcender le structure clanique endogamique de la société arabe pré-islamique que rongeaient déjà les vendetta1.

Ô vous, les hommes ! Nous vous avons créés mâles et femelles
Et vous avons organisés en clans et en tribus (Coran XLIX, 13)

D'après Andrey Korotayev (http://en.wikipedia.org/wiki/Andrey_Korotayev), s'il y avait déjà eu des Etats dans la péninsule arabique – royaume de Saba, dynasties Lakhmide et Ghassanide - la structure "état" ou "chefferie" étant devenue dysfonctionnelle dans le contexte écologique, économique et politique de l'Arabie du VII e siècle, entraînant un repli sur les identités tribales et une revalorisation des codes d'honneur tribaux. Une fédération des tribus arabes devenue impossible par le jeu des rapports de force et de dépendance économique entre tribus théoriquement égales,  allait le devenir par la "soumission" à un pouvoir "céleste". Loin de détruire ou diluer la structure clanique - par une démarche purement opportuniste, sans projet de société aucun, si ce n'est celui de la conquête de territoires et d'imposition à tous les Arabes du pouvoir des musulmans, Mohamed   va par la suggestion religieuse combinée à la force brute et à la terreur sacraliser les traits essentiels de la société arabe et donner à l'Oumma les caractères d'un clan endogame élargi. Ce faisant, l'islam ne fait sans doute qu'hypostasier et défendre ce type de société et les valeurs qu'elles produisent : la paranoïa sourcilleuse de tribus jalouses et hostiles, pour lesquelles il n'y a de vérité que celle qui sert ses intérêts. En "coulant dans le bronze" d'une révélation "en arabe pour les Arabes, les caractéristiques d'une conjoncture peut-être transitoire – telle que la traversait la péninsule à son époque - Mohamed a-t-il rendu l'islam incapable d'évolution ?

Pour comprendre le caractère éclaté – et encore explosif - des sociétés musulmanes, regardons de plus près la structure du clan arabe traditionnel.

Les anthropologue classent le clan arabe dans la catégorie des clans patrilinéaires à lignages segmentaires. Font également partie de cette catégorie, les Pachtounes et, en Afrique noire, les Tiv du Nigeria et les Nuer du Sud-Soudan. Mais alors que les clans de ces deux derniers sont exogames, les clans pachtounes sont endogames bilatéraux et les clans arabes endogames unilatéraux (patrilatéraux). Ces derniers manifestent donc un degré maximal de fermeture.

Le premier terme de cette définition n'est guère particulier car la majorité des structures familiales du monde sont patrilinéaires.

Dans cette définition trois termes sont importants :

  • Les clans arabes sont segmentaires : ils tendent à la formation à plus ou moins court terme d'entités fermées indépendantes, des segments - lignages, clans, tribus - pas nécessairement liés à une base foncière ou territoriale.
  • Ils sont endogames : le mariage préféré est avec un/une autre membre du même clan (ce qui est considéré en Occident et dans la plupart des autres régions du monde comme constituant l'inceste).
  • Ils sont unilatéraux, patrilatéraux : le mariage préféré sera pour un mâle avec la "fille du frère du père", soit sa cousine parallèle au premier degré ; de même pour une fille le "meilleur choix" sera celui d'un fils d'un frère du père, de sorte à consolider la propriété dans le clan paternel. A chaque génération chaque clan consolide son identité et, éventuellement son patrimoine, tendant à constituer une tribu, une ethnie et éventuellement une nation. A chacun de ces niveaux s'applique le dicton suivant lequel chaque Arabe, et ses rejetons, est "contre son frère, avec son frère contre ses cousins, avec ses cousins contre le reste du monde ".    

La structure segmentaire est adoptée par des sociétés pénétrant – souvent sous la pression de facteurs démographiques, économiques, ou écologiques – dans des territoires déjà occupés mais ne pouvant pas être "envahis". Elle se caractérise par son égalitarisme et l'absence d'autorité centrale. Chaque "segment" est complètement autonome et libre de ses choix tactiques et stratégiques. Mais lorsqu'affronté ponctuellement à des sociétés différentes dans leurs mécanismes de fonctionnement , le principe de solidarité clanique/tribale est activé. Les structures segmentaires mettent donc en jeu entre leurs différents niveau ce que Tönnis et Max Weber appellent la gemeinschaft et Durkheim la "solidarité mécanique" – celle qui unit, par exemple, tous les membres d'une même communauté de civilisation ou religion : l'Occident, la "nation arabe", la chrétienté, qui sont des concepts abstraits - plutôt que la solidarité organique (gesellschaft, solidarité organique) qui unit les membres d'une organisation, d'un état, ou une fédération d'états (La France, l'UE, l'Eglise catholique). Dans les affrontements entre segments ou avec des civilisations différentes, on constate aussi des phénomènes de ralliement ponctuels de segments pourtant hostiles au segment en train de l'emporter contre un segment - ou une cuture - plus distants.  C'est ainsi que nous voyons des factions de Talibans se rallier à l'ISIS dans le but bien sûr de préserver et promouvoir - face au monde des infidèles , le Dar al Harb, ce modèle même de société qui permet la guerre sans fin entre tribus, qui ne savent rien faire d'autre...

On peut les comparer à des organismes pluricellulaires, ou à des grappes – de grappes - de fruits tous identiques mais autonomes, uniquement reliés par une arborescence rudimentaire, par opposition aux organismes où les constituants (tête, bras, jambes) ont des formes et des fonctions différentes. La stratégie segmentaire est fondée sur l'émigration, lente et graduelle, plutôt que sur l'invasion. C'est la stratégie de l'eau. Ce fut celle des premiers Hébreux s'installant en Canaan, ce fut aussi celles des premiers musulmans en Arabie précédant un millénaire d'invasions et de domination sur le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Cela reste ou redevient celles des Arabes et autres musulmans en Occident après la relativement brève période de la colonisation occidentale. Il est vrai que ce fut aussi sans doute celle des premiers Indo-Européens à la fin du 2 e millénaire AEC, Iraniens (Arya) s'aventurant dans le Nord de l'Inde, tribus Celtes, Germaniques et Slaves en Europe. Ces dernières, ainsi que la société israélite, ont cependant depuis longtemps "dépassé" le niveau d'organisation tribal. Il semble que les sociétés arabes et d'Asie de l'Ouest n'aient pas encore achevé cette évolution.

A cette structure segmentaire s'ajoute une spécificité des clans sémites anciens, et donc arabes, dès avant l'islam :  y étaient favorisés l'endogamie clanique, les mariages consanguins, non seulement à l'intérieur du clan, mais avec les cousins/cousines du premier degré du côté du père.

Si l'on ajoute à cela que la conjointe préférée sera la cousine patrilatérale (du côté du père) ou cousine parallèle, nous obtenons le tableau de société où des clans patrilinéaires dans lesquels de génération en génération les conjoints portent le même "nom de famille" et consolident les patrimoines, manifestant un degré de fermeture maximal. Rappelons qu'Abraham retourna en Irak chercher sa cousine patrilatérale pour en faire son épouse légitime. Ce qui coïncide non seulement en Occident mais dans la majorité des autres aires culturelles – en Inde et en Asie de l'Est par exemple - avec la définition de l'inceste. Ce mécanisme laissé à lui-même dessine une évolution où se constituent à plus ou moins long terme des tribus, et des ethnies fermées sur elles-mêmes, et dans les cadre des Etats, des états dans l'Etat.

Afin de pallier à cette structure désintégratice empêchant l'émergence de toute nation et à plus forte raison de tout Etat arabe, et à défaut de vouloir ou de pouvoir la défier, Mahomet tenta – et réussit jusqu'à un certain point à créer une identité arabe autour d'une foi commune – l'islam, révélation "en arabe pour les Arabes " - à laquelle il donna les caractéristiques principales d'un clan arabe : patrilinéaire, patrilatéral et endogame. Mais il y réussit moins bien que le judaïsme qui parvint mieux à faire des Douze tribus d'Israël, un seul peuple, où ne jouaient plus les interdits et préférences matrimoniales claniques, sauf pour les Cohen. Dans l'islam, le mariage à l'intérieur du clan paternel restera le modèle du "beau mariage". Et si les femmes pourront à l'avenir être mariée en dehors du clan - parfois contre "dédommagement" au cousin paternel privé de sa promise - elles ne pourront jamais être mariées en dehors de l'Oumma musulmane. L'Oumma des origines puis les Etats arabes qui lui ont succédé resteront donc des fédérations de clans – de mini états - patrilinéaires endogames, assez lâches, d'ailleurs pas nécessairement ou uniquement territoriaux.

Comment expliquer l'exception que représente la permanence de l'endogame clanique et sa tolérance de l'inceste par rapport à la plus grande partie du reste du monde ?

Au cours du néolithique méditerranéen (- 10.000 – 8.000 AEC), suite à l'invention de l'agriculture – et de la propriété foncière privée - un retour se serait effectué vers l'endogamie des paléolithiques inférieur (-3.000.000 – 300.000 AEC) et moyen (300.000-50.000 AEC). Dans ce temps les plus reculés un état de guerre endémique entre clans endogames aurait sans doute – déjà - failli aboutir à l'extinction de l'espèce (voir MAKARIUS, Raoul et Laura, L’origine de l’exogamie et du totémisme, Gallimard, 1961 et TILLION, Germaine, Le harem et les cousins, Seuil, 1966). De cette régression les Sémites, parmi lesquels les Hébreux, puis les Arabes furent sur le pourtour méditerranéen parmi les derniers acteurs2.

Un peu avant Mohamed (570-632) et l'émergence de l'islam, l'Eglise catholique afin d'empêcher des tendances similaires à l'endogamie clanique qui existaient dans la noblesse romano-germanique avait en Europe (Concile d'Agde, 506 EC) banni les mariages consanguins tant patri- que matrilatéraux jusqu'au 3e degré. Ce choix était lourd de conséquence. En préférant au modèle endogamique des Sémites l'archaïque stratégie exogamique permettant de résoudre et mettre un terme aux conflits entre clans patrilinéaires par l'échange de femmes – par le mariage mixte – l'Eglise déterminait la structure intégrée de toutes les sociétés européennes où les clans à chaque génération se voient interdits de se refermer sur eux-mêmes et tenus de s'allier à d'autres clans, choisis souvent à partir de critères socio-économiques (et non claniques ou ethniques), tissant ainsi un tissu social dépassant le niveau de la famille et du clan. L'Eglise fondait ainsi ce que nous appelons maintenant l'Occident3.

Même si la loi exogamique est en Europe majoritaire, elle n'y est pas universelle. Elle n'est pas uniformément appliquée sur le pourtour méditerranéen, proche du foyer de la renaissance de l'endogamie. De même il semble que la Réforme, avec son retour aux racines bibliques et sémitiques du christianisme, ré-introduisit en Grande Bretagne et en Amérique particulièrement une certaine tolérance par rapport à l'endogamie en tous cas aux 4e, 3e et 2e degrés. Seuls donc le Nord et l'Est du continent européen ne furent affectés par la renaissance endogamique comme le furent le Sud et le monde anglophone. L'exogamie du paléolithique n'y aurait pas connu d'interruption.

Le large rejet de l'endogamie clanique par l'Occident y eut comme résultat que les conflits entre clans et ethnies duraient rarement plus de deux ou trois générations – les Français par exemples mais aussi les espagnols et d'autres peuples d'Europe de l'Ouest sont chacun la synthèse de trois vagues migratoires successives : celtique, romaine et germanique - alors que le conflit entre les deux rameaux issus d'Abraham, les Juifs, descendants de Sarah et les Arabes descendants de Hagar, coulés dans le bronze d'idéologies religieuses endogames, a traversé plus de deux millénaires et pourrait ne jamais se terminer.

L'anthropologue américain Marshall Sahlins 4 définit la structure des lignages segmentaires comme "une stratégie d'intrusion compétitive dans une niche écologique déjà occupée" :

"a segmentary lineage system is a social means of intrusion and competition in an already occupied ecological niche"

Ce modèle est propre à un certain niveau de développement, le niveau tribal - plus développé que le niveau de "la bande" mais moins que le niveau des "chefferies" (car il est "égalitaire", les tribus étant égales entre elles). Il  représente la "stratégie prédatrice" d'une tribu dans son avancée contre d'autres tribus dans un environnement interculturel tribal. Il serait inutile lorsque s'affrontant  à des bandes et inefficace contre des chefferies ou des états :

"... it is an organization confined to societies of a certain level of development, the tribal level, as distinguished from less-developed bands and more advanced chiefdoms. Finally, the segmentary lineage is a successful predatory organization in conflicts with other tribes, although perhaps un- necessary against bands and ineffective against chiefdoms and states; it develops specifically in it tribal society which is moving against other tribes, in a tribal intercultural environment (p. 323)".

Martial Shallins écrivait cela en 1961. Il croyait alors que la structure tribale était chose du passé ou destinée à disparaître sous peu. On n'avait pas encore à cette date été confronté aux défis de cette tribu planétaire que l'islam représente de nos jours. Qu'en dirait-il s'il était interviewé sur le rôle de la structure segmentaire sur les conflits en Irak ou en Syrie, ainsi que sur son impact probable sur le trafic de réfugiés trans-méditerranéen au départ de la Libye ?

Le segment primaire (le clan) est un corps social exerçant un contrôle exclusif sur ses ressources productrices. Le groupe gère ses affaires en toute indépendance représentant une unité compacte dirigée contre "le monde extérieur". Il agit comme une collectivité de défense de ses membres et de leurs propriétés, aussi longtemps que ses sous-segments ne prennent à leur tour leur autonomie [suite à la naissance du premier fils et à une éventuelle "délocalisation"] car même les plus petites unités lignagières et territoriales (une "famille"), avant même  toute autonomie formelle d'après le droit (la coutume) clanique, tendent à constituer des entités  économiquement et politiquement autonomes. Chacun de ces sous-segments a une organisation interne équivalente, ne dépend fonctionnellement d'aucun autre segment et "fait pour lui-même ce que les autres font pour eux-mêmes" :  

...the primary segment is a self-sustaining per- petual body exercising social control over its productive resources. The group manages its own affairs and is highly unified against the outside, acting as a collectivity in defense of its property and persons. But even where it is not expressed by incorporation, the small kin-territorial segments of a tribe tend to be self-sustaining economic and political bodies. Each has an equivalent organization, not one is functionally dependent on another, but each does for itself what the others do for themselves (p. 326).
A propos des Nuer du Soudan et des Tiv du Nigeria - qui sont segmentaires et patrilinéaires mais ni endogames ni patrilatéraux - il note que bien que ignorant toute organisation au-delà du niveau clanique, ils avancent et s'immiscent dans des zones déjà occupées par d'autres ethnies et d'autres "modèles d'organisation". Le succès de cette poussée pour plus d' "espace vital" dépend de leur capacité à se mobiliser ponctuellement au delà du niveau clanique quand nécessaire, afin d'exercer une pression concertée sur les groupes autochtones à la "frontière tribale". Le système Tiv-Nuer de lignages segmentaires représente un mécanisme [léger] d'expansion politique à large échelle en l'absence même de toute organisation tribale permanente de haut niveau. Il permet de conserver l'équilibre interne aux sociétés Tiv et Nuer, au détriment des sociétés voisines :

"... the Nuer village and the Tiv “minimal tar”. Like many tribes, neither are permanently organ-
ized (integrated) above this level. Yet both are expanding, or rather, intruding into an ecological domain already occupied by other peoples. And success in this intrusive push for “living-space” depends precisely and directly on ability to mobilize above the primary segment level, to deploy the concerted pressure of many local groups on the tribal borders. The Tiv-Nuer segmentary lineage system is a mechanism for large-scale political consolidation in the absence of any permanent, higher-level tribal organization. To use the Bohannans’ apt phrases, it has the decisive function of unifying (‘within” for the purpose of standing “against.” Evans-Pritchard viewed this, in its manifestation in feud, as a means of preserving equilibrium in Nuer society; yet in the larger and more revealing perspective of the intercultural milieu its significance is precisely that it disturbs equilibrium" (p. 328).


Un élément structurant de la "grappe" de segments est la proximité ou distance relative de chaque segment par rapport à chaque autre segment sur l'arborescence des rapports de parenté. Plus la relation de parenté est proche, plus la sociabilité est fréquente et pacifique. "The closer the kin relation, the greater the sociability and peacefulness". Non pas que l'hostilité soit absente des relations entre très proche mais elle est d'avantage contrôlée. Plus grande est la distance plus le risque de recours à la violence pour régler les différends est toléré. "Here violence is an esteemed act, there is practically no holds barred on atrocity, and a state of war may well be the assumed normal relation" (p. 332).

Cette situation est le plus clairement illustrée par le proverbe arabe "moi contre mes frères ; moi et mes frères contre mes cousins ; moi, mes frères et mes cousins contre les autres clans etc ...

En effet l'intrusion de ce modèle  d'organisation sociale dans l'organisme social étranger n'interrompt pas la compétition que se livre les segments entre eux. Elle ne s'interrompra ponctuellement que pour des alliances tactiques lorsqu'il s'agira de s'attaquer au modèle de la société investie.

Une des caractéristiques de la stratégie de pénétration des sociétés segmentaires est qu'elle est centrifuge : elles avancent, comme l'eau, dans toutes les directions possibles en même temps, en épousant les lignes de moindre résistance et contournant les obstacles. Marshall Sahlins (p. 336) alors qu'il parle des Tiv, société agricole animiste du Nigeria, commente "cette fantastique stratégie d'empiétement rappelle d'avantage celle de hordes nomades en mouvement que celle de simples paysans néolithiques" :

"This fantastic predatory encroachment is more reminiscent of conquering nomad hordes than of simple neolithic peasantry"

"We dont have a boundary; we have an argument" disent les Tiv. Nous n'avons pas de frontières, nous avons un argument (Ibid.). Remarquons que "argument" en anglais veut aussi dire "dispute". Dans les rapports entre clans et tribus, la bonne foi, la raison, la rationalité d'un "argument", fondement de la communication transparente de Habermas, et condition d'aboutissement à une "vérité", n'ont aucune place. Ce qui est avantageux pour son clan est vrai, juste et bon. Il en va de même lorsque sa civilisation (sa "tribu", son "modèle") rencontre un autre modèle, tribu ou civilisation. La moralité tribale n'a que faire des concepts de vérité, de justice ou d'équité sauf si leur utilisation peut faire avancer sa cause. Le charme, la séduction, la plainte, la complainte, la menace par contre font partie de l'arsenal autorisé.

Chaque segment des Tiv considère que le monde lui doit une quantité suffisante de terres à cultiver. Mais régulièrement les parcelles cultivées sont laissées en jachère et de nouvelles parcelles sont mises en culture. L'impulsion première venant d'un point quelconque (tar) du territoire occupé par un segment Tiv ciblera le plus "distant" des voisins, de manière à mobiliser tous les plus proches". La tendance des sous-segments bousculés sera d'empiéter à leur tour sur le territoire de sous-segments de parentèle moins rapprochés. Cela accumule une intense pression centrifuge. D'impulsion en impulsion l'onde arrivera enfin à la "frontière" de la zone occupée par les Tiv. En fin de compte la couronne de cette zone va "être obligée" d'empiéter sur le territoire d'une tribu étrangère car quand un Tiv essaye d'accroître sa propriété aux dépens d'un segment Tiv de même niveau, de quelque côté qu'il se tourne, on lui rappelle que leurs segments sont frères et qu'il devrait plutôt accaparer du terrain appartenant au segment supérieur voisin (au cousin, plutôt qu'au frère), jusqu'au moment où, il devient évident que "tous les Tiv sont frères, tu devrais plutôt t'agrandir au dépens d'un étranger ... Le système segmentaire canalise de manière constante vers l'extérieur les tendances de chaque segment à l'expansion pour en relâcher la pression interne dans une explosion frappant d'autres "modèles" :

" a man trying to expand holdings against companions segments is reminded at evey turn that the segments are brothers and one should take land from the neighbouring, higher-level equivalent lineage instead, until it becomes relevant that "All Tiv are brothers; you should take land from foreigners" ... The segmentary lineage system consistently channels expansion outward, releasing internal pressure in an explosive blast against other peoples."

On ne peut s'empêcher de penser à ce sujet aux victimes musulmanes et arabes de catastrophes naturelles ou politiques dont les riches pays arabes du Golfe préfèrent laisser le fardeau à d'autres. Le fait que ces migrants soient aussi de potentiels facteurs de propagation  du "modèle",  de l'islam, entre certainement en compte dans les politiques de pays comme les pays du Golfe, la Turquie et d'autres. M. Sahlins mentionne aussi la politque du leap-frog (saut de crapaud) où un sous-segment se catapulte dans le territoire d'une autre tribu avant d'y faire venir des membres de segments parents, ce qui ne peut manquer de faire penser au "regroupement familial".

Vu récemment (fin avril 2014) sur une chaîne francophone : un journaliste demande au gardien d'un centre de rétention sur la côte libyenne ce que vont devenir les illégaux que l'on voit derrière les barreaux. "Seront-ils gardés indéfiniment, seront-ils 'vendus' à des passeurs, ou seront-ils renvoyés dans leur pays d'origine (Syrie, Irak, Soudan ...)" ?  A la suggestion de cette dernière alternative, le garde répond par un sourire ironique et une formule sibylline dont le journaliste ne comprend sans doute pas toutes les connotations : "Certainement pas ... en plus plus ce sont des Arabes". En plus d'être musulmans, ce sont des Arabes. Deux raisons cumulées de faire jouer le principe de solidarité segmentaire alors que la destination est l'Europe, territoire étranger et "domaine de la guerre" (Dar al Harb). 

L'efficacité de la stratégie segmentaire repose sans doute principalement sur sa capacité à se rendre insaisissable, voire invisible quand opportun tout en conservant celle de masser (the massing effect) des segments équivalents ou "frères" en cas de nécessité, avant de leur laisser  reprendre autonomie et liberté d'action dès que les objectifs communs - l'expansion du "modèle" - sont atteints.

Le phénomène de la segmentation sans celui compensatoire des fusions ponctuelles existe cependant aussi. C'est le cas des Dinka, que cette structure segmentaire sans fusion a rendu vulnérables aux ingérences de leurs voisins Nuer.

Concluons en tentant de définir à nouveau le système des lignages segmentaires : c'est un système dans lequel les lignages continuent dans leur avancée à se segmenter, se fragmenter,  indéfiniment en clan, tribu, ethnie, nation, tout en conservant la capacité de se fédérer ponctuellement lorsqu'un des segments auquel on appartient est défié par un segment auquel on n'appartient pas où qu'une opportunité quelconque se présente.

Ce n'est pas tant le pouvoir d'institutions ou d'états que le modèle segmentaire propage, pas plus que le pouvoir d'un segment. Il ne propage en fait que lui-même, sa forme abstraite, un type
de relations entre les gemeinschaft, les communautés, entre les "micro-civilisations" que sont les segments qu'il tend à étendre, et dont la seul "réelle" est en fait la Sainte Famille, le clan ! Le modèle segmentaire ne propage qu'un "programme" (dans le gens génétique ou informatique). Le modèle segmentaire, étroitement lié au nomadisme pastoral, comme le cancer stimulant la prolifération cellulaire à partir d'un premier clone en lui permettant de se diviser indéfiniment – tend à s'étendre au détriment de tout autre type d'organisation, afin de les détruire, et finalement de se détruire lui-même, car en détruisant les organismes dont il se nourrit, comme le cancer, il finit par se détruire lui-même. C'est pourquoi le seul horizon de l'islam est plutôt "la fin du monde" que "la fin de l'histoire".


A propos d'endogamie, d'exogamie et de patrilatéralité, que le lecteur me permette de retourner à la littérature d'un des fondateurs de l'anthropologie culturelle, Edward B. Tylor et à son article "On a Method of Investigating the Development of Institutions applied to Laws of Marriage and Descent" paru en 1889 dans le Journal of the Anthropological Institute, Vol. 18, Londres, 1889, pp. 245-272.

Nous y apprenons que le concept d'exogamie – sinon la chose, puisqu'elle est pratiquée en Occident depuis au moins 1 500 ans et dans la plus grande partie du monde (Afrique, Asie de l'Est et du Sud-Est, Amériques) depuis quelque 50 000 ans au moins – a été forgé par un autre antropologue, plus antique encore, J.F.Mc Lennan, qui observa au cours de la première moitié du XIX e siècle que les aborigènes australiens s'interdisaient d'épouser une femme portant le même nom de famille ou, ainsi que les Amérindiens, appartenant au même groupe totémique que lui-même. Mc Lennan donna à cette coutume le nom de "endogamie", précisant qu'elle appartenait à "a most widely prevailing principle of marriage law among primitive races". Soit qu'elle représentait un des principes les plus universellement répandus parmi "races primitives".

Tâchant de décrire les conditions d'émergence de la première endogamie, Tylor laisse libre cours à son imagination : "tant que la forêt ou la savane offrent d'abondantes ressources à une population clairsemée de petites bandes de familles, qu'elles vagabondent ou s'installent, elles peuvent rester et se marrier entre elles. Mais quand lorsqu'elles s'accroissent en nombre et en taille, se croisant et se rencontrant de plus en plus souvent, les occasions de conflit se multiplient et les avantages respectifs du mariage à l'intérieur ou à l'extérieur des groupes devient patent. L'endogamie est une politique d'isolation allant jusqu'à couper la horde ou le village de la souche même dont ils proviennent parfois distante d'une ou deux générations seulement. ... L'exogamie permet à une tribu qui grandit de rester compacte en encourageant constamment les unions entre ses divers clans, laissant ceux qui s'y refusent isolés et désarmés. Sans cesse au cours de l'histoire du monde des tribus sauvages se sont vu placées devant une simple alternative : s'allier par le mariage ou être exterminés" : 

"While the vast forest or prairie still affords abundant food for a scanty population, small hordes may wander, or groups of households may be set up, each little tribe or settlement cut off from the rest, and marrying within its own border. But when tribes begin to adjoin and press on one another and quarrel, then the difference between marrying-in and marryingout becomes patent. Endogamy is a policy of isolation, cutting off a horde or village, even from the parent-stock whence it separated, if only a generation or two back. ... . Exogamy, enabling a growing tribe to keep itself compact by constant unions between its spreading clans, enables it to overmatch any number of small intermarrying groups, isolated and helpless. Again and again in the world's history, savage tribes must have had plainly before their minds the simple practical alternative between marrying-out and being killed out. (p.267)"


Indépendamment de termes qui ne seraient plus acceptés en notre ère politiquent correcte, il est surprenant qu'une caractéristique qui est aussi celle de la plupart de nos sociétés occidentales soit singularisée comme appartenant aux races primitives. Pourquoi pas noter simplement le caractère quasiment universel de cette loi ?

C'est que comme nous l'avons noté plus haut la Réforme avait favorisé dans une certaine mesure chez ces lecteurs de la Bible qu'étaient les Anglicans et autres protestants anglo-saxons un remise à la mode de l'endogamie clanique des sémites5 mais cette tolérance resta surtout théorique, et les n'aboutit jamais à l'expresse réhabilitation des mariages patrilatéraux au premier degré.

Revenons à Mc Lennan. Les clans et tribus exogames – échangeant leurs femmes – pouvaient très bien note-t-il être en guerre. Mais ils reconnaissaient les liens de parenté qui les unissaient. Rien que de très familier pour nous habitués aux différentes dynasties européennes que leur parenté n'a jamais empêché de se faire la guerre.

Il poursuit en spécifiant que les concepts d'endogamie et d'exogamie ne sont pas nécessairement exclusifs : un clan pourra interdire à ses membres de se marier dans le clan – être donc exogame par rapport au clan – mais leur prescrire de se marier dans la tribu – grappe de clans – dont le clan en question fait partie.

Les effets de l'exogamie de clan sont identiques que ce clan soit patrilinéaire (nom et patrimoine se transfèrent de père en fils) ou matrilinéaires (de mère en fille), mais le mariage des enfants d'un frère avec ceux de sa soeur (mariage de cousins croisés) représenterait la forme la plus élémentaire d'exogamie – au départ de l'endogamie qui domina au paléolithique inférieur et moyen. L'exogamie commença par l'union de cousins croisés.

E.Tylor cite Morgan ("League of the Iroquois", p. 91) suivant lequel "It was the boast of the Iroquois that the great object of their confederacy was peace ; to break up the spirit of perpetual warfare, which had wasted the red race from age to age". Les Iroquois parlaient avec fierté du but de leur confédération - composée de paires de clans échangeant leurs femmes – qui était de dissoudre l'esprit de guerre perpétuelle qui avait affaibli la race rouge depuis longtemps.


Tylor cite aussi l'exemple, fourni par Munzinger, des Bogos d'Abyssinie (p. 267) dont les clans sont étroitement liés par des échanges matrimoniaux réciproque, de sorte qu'une guerre entre eux est presque impossible. Les querelles sanglantes trouvent rapidement une solution alors que la moindre collision avec une des tribus voisines mène à des guerres sans fin. Il en va de même pour les tribus insulaires des Khonds et des Banks que leurs querelles n'empêchent pas à continuer de s'échanger leurs soeurs (p. 268). L'exogamie conclut-il de manière très incorrecte représente l'institution qui combat le mieux la tendance des peuples "sans culture" (uncultured) à se désintégrer pour les cimenter en nations capables de cohabiter en paix.

"The Bogos of Abyssinia are exogamous, and of them Munzinger reports that they are closely bound together by reciprocal marriages, 'so that internal war is almost impossible. Blood-quarrels among the Bogos are always settled very quickly, whilst the smallest collision with the adjoining tribes leads to everlasting wars' (Munzinger, "Sitten und Recht der Bogos", p. 10)."

It cannot be claimed as absolutely preventing strife and bloodshed, indeed, it has been remarked of some peoples, such as the Khonds and the Banks Islanders, that the intermarrying clans do nevertheless quarrel and fight. Still by binding together a whole community with ties of kinship and affinity, and especially by the peacemaking a of the women who hold to one clan as sisters and to another as wives, it tends to keep down feuds and to heal them when they arise, so as at critical moments to hold together a tribe which under endogamous conditions would have split up.Exogamy thus shows itself as an institution which resists the tendency of uncultured populations to disintegrate, cementing them into nations capable of living together in peace (p. 268)".

La dicussion suivant l'article de Tylor donne la parole à un Monsieur Bouverie-Pusey rappelant que les vues développées par Tylor lui rappelait une vieille loi que les Hongrois imposèrent à des Tartares convertis de l'islam ; ils devaient donner toutes leurs filles en mariage à des Hongrois et ne prendre comme épouses que des Hongroises, de toute évidence pour éviter que ces Tartares ne finissent par former en leur sein une nation distincte et séparée (p. 271) : 

"Mr. BOUVERIE-PUSEY remarked that Dr. Tylor's views on the origin of exogamy derived confirmation from an old Hungarian law, according to which the Ishmaelites (Tartars converted from Islam) were commanded to give all their daughters in marriage to Hungarians, and to take none but Hungarian wives for their sons, obviously to prevent their continuing to form a separate nationality. (p. 271)"

Tylor présente ensuite Mohamed (p. 267) comme un partisan de l'exogamie lui attribuant, sans référence, le dicton suivant lequel "' Matrimonial alliances increase friendship more than aught else (p. 267)".

Il n'a pas tort, car comme l'avons dit plus haut sans le condamner ou l'interdire – ce que fit l'Eglise – l'islam relâche l'impératif de mariage intra-clanique en l'élargissant à ce super-clan que devient l'Oumma. Du clan arabe, l'islam conserve la segmentarité et l'endogamie. Il y ajoute l'hypergamie qui a sans doute des rapports avec le mariage par rapt (enlèvement). Dans le schéma hypergamique – que l'on retrouve aussi au niveau des castes indiennes – un homme peut prendre femme dans un clan étranger ou inférieur, les deux termes étant dans la logique clanique presque synonymes, haussant ainsi son épouse et ses rejetons à son niveau ; une femme par contre pour ne pas déchoir devra se marier dans un clan de rang équivalent ou supérieur au sien, le de son époux déteignant automatiquement sur elle. Dans ses rapports avec les non-musulmans, un musulman pourra prendre comme épouse (ou esclave) qui il veut, cependant que ses filles ou ses soeurs ne pourront épouser qu'un musulman, de préférence choisi parmi ses cousins patrilatéraux.



René Grousset dans Bilan de l'Histoire (Plon, 1946 - Librairie académique Perrin 1074) voyait dans le "décalage chronologique" entre civilisations nomades - alternant "timides emprunts" et "sanguinaires razzias" (p. 344) -  et sédentaires, amenant "des peuples ... séparés par des abîmes psychologiques et culturels"  n'obéissant "ni à la même logique, ni à la même morale"  à "vivre en étroite symbiose, cohabiter dans une maison commune aux parois soudain resserrées, aux cloisons abattues ... le plus grave péril" pour l''humanité  (pp.137-138). Il citait les exemples d' Attila ou de Gengis Khan et Tamerlan "hommes du deuxième millénaire avant Jésus-Christ [coexistant] avec les Chinois"hommes du XII e siècle" qui "en quelques années, font du monde romain, du monde iranien ou du monde chinois un monceau de ruines." C'est d'après Grousset dans la mobilité de l'archer à cheval qu'il fallait chercher la supériorité stratégique et tactique des nomades du passé mais cette supériorité pour Grousset "avait cessé". "Pourquoi à partir du XVI e siècle, le nomade n'a-t-il plus fait la loi aux sédentaires ? " demande-t-il avant de répondre "parce que les sédentaires lui ont opposé l'artillerie. ... La canonnade par laquelle Ivan le Terrible a dispersé les derniers héritiers de la Horde d'Or, celle par laquelle l'empereur de Chine K'ang-hi a intimidé les Kalmouks" fait en quelques heures [reculer] la traditionnelle supériorité du nomade dans un invraisemblable passé". Ecrivant en 1946 au lendemain des bombardements d'Hiroshima et Nagasaki,  Grousset voyait dans un conflit atomique entre l'Eurasie "Empire prolétarien" et l'Empire des Affaires la menace principale pour l'avenir.  Considérant les tactiques et stratégies traditionnelles  des sociétés  nomades comme définitivement hors-jeu, et ignorant ou négligeant leur structure segmentaire et endogame, il péchait par optimisme. Il comptait sans la bêtise et la myopie intellectuelle d'une Europe qui peu après la décolonisation installa avec le "regroupement familial" les conditions d'une réactivation en son sein de la structure segmentaire clanique et tribale. La mobilité du nomade n'est d'ailleurs non plus pas perdue pour ces sédentaires de fraîche date. Alors que les peuples d'Europe restent cloisonnés dans leur aire linguistique, Arabes et Turcs communiquent dans leurs idiomes respectifs, et souvent en anglais ou en français,  d'Oslo à Gibraltar et de Londres à Berlin. Unis dans leurs solidarités claniques jusqu'à la troisième  ou quatrième génération, ils voyagent partout dans l'espace Schengen et en dehors, retournent au pays de leurs ancêtres en été, ou vont s'entraîner au maniement des armes et explosifs en Syrie, en Irak, au Yémen en Lybie à leurs moments perdus. 

En ajoutant un  monothéisme "arabe, en arabe, pour les Arabes" à  l'endogamie patrilatérale des clans arabes Mohamed donnait à l'arme du modèle segmentaire une portée globale. 

Mais - c'est dans les détails que le diable se glisse - la persistance de la structure segmentaire dans l'islam aboutit à y introduire le même principe désintégrateur, la préférence clanique, qui condamnait la société arabe ancienne. S'ajoutant à l'endogamie de clan, dès les premières décennies le schisme sunnisme-chiisme introduit l'exclusive endogame/hypergamique entre les deux branches principales de l'islam. En pays ou milieu sunnite, les hommes pourront épouser des femmes chiites mais l'inverse ne sera pas vrai. De même en pays ou en milieu chiite, les hommes pourront épouser des femmes sunnites mais des femmes chiites ne le feront qu'au prix de leur statut social et parfois de leur vie.

Le chiisme a donné lieu à un grand nombre de sectes, entre autres. Ce types d'exclusives s'installent aussi entre sectes soufies chiites du Moyen-Orient (Syrie, Liban) ou d'Asie centrale, et de Chine. Ces exclusives constituent certainement le principal obstacle à l'émergence d'un "islam global" qui pourrait agir de concert. L'islam continue à progresser au rythme des victoires souvent éphémères de ses grands hommes, souvent des dictateurs – dont le message est souvent d'une clarté brutale. Le premier fut Mohamed. Les empires poly-ethniques ou multi-confessionnels que l'islam a fondé, contrairement à un préjugé très répandu se caractérisaient par une domination absolue des sectes musulmanes majoritaires sur les minorités,  musulmanes, dhimmi,  kafirs et autres infidèles y ayant survécu. L'harmonie parfois vantée de ces sociétés étaient dues à la terreur, et d'ailleurs si les Espagnols, les Grecs ou les Indiens avaient été tellement heureux sous la domination de l'islam l'auraient-ils aussi unanimement rejeté dès qu'ils le purent ? En fin de compte l'islam n'est jamais arrivé à s'imposer durablement que dans régions du monde où dominait déjà le modèle segmentaire6.
Hors de ce contexte, il ne peut être inoffensif que lorsqu'il est soumis, comme ce fut le cas la plupart du temps en Chine et sous la colonisation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

 Les progrès démographiques actuels de l'islam sont dus au taux élevé de natalité en milieu musulman, ainsi qu' à certains facteurs exogènes (progrès de la médecine) mais ces progrès sont compromis par d'autres facteurs tels que les conflits confessionnels et tribaux, et l'incapacité de la plupart des sociétés musulmanes à stimuler la créativité en matière de recherche scientifique, à redistribuer de manière équilibrée et/ou à ré-investir le produit des rentes pétrolière ou autres en facteurs de développement durable. Alors que "le poids des riches exprimé en dollars se chiffre à ... 12 trillions pour l'Amérique du Nord, idem pour l'Asie-Pacifique ... 11 trillions pour l'Europe ... l'Amérique latine atteint 7,5 trillions ... .Malgré l'extrême richesse de certains rois du pétrole, le Moyen-Orient ne pèse pas lourd, 2 trillions" (Jean-Louis Servan-Schreiber, Pourquoi les riches ont gagné, Albin Michel 2014, p.19).

Le monothéisme et le paradigme d'une histoire linéaire du monde, en plus d'ouvrir des perspectives sinistres - la victoire du monothéisme, la fin de l'histoire y coïncide avec la fin de ce monde, remplacé par d' hypothétique paradis et enfer  - sont tellement chargé d'apories, de paradoxes et d'impasses qu'ils sont non seulement irrationnels mais aussi invraisemblables. S'il a peut-être servi à intégrer le monde en créant des routes, la poursuite de ce rêve équivaudrait à un suicide collectif de l'espèce.

L'engagement des islamistes contemporains, que ce soit ISIS ou Al Qaeda, assume en effet une idéologie messianique millénariste suivant laquelle la restauration du califat prélude à l'avènement du messie ou mahdi coïncidant avec  la fin du monde. Ce genre de croyance n'est pas neuf. Le christianisme lui-même est né dans cette ambiance. Ainsi que le rappelle Régis Burnet (UCL) les Juifs contemporains du Christ se demandaient en effet s'il "fallait prendre les armes contre les Romains, l'occupant, pour que le Messie arrive ou attendre que le Messie arrive pour prendre les armes ?"  Les Croisades, la Guerre de Paysans qui suivit la Réforme luthérienne en Allemagne faisaient coïncider la lutte contre un monde avec l'espérance de la fin du monde et l'avènement de la Cité de Dieu. Les islamistes sunnites contemporains semblent clairement avoir fait le premier choix : prendre les armes afin de précipiter l'arrivée du mahdi et la fin de ce monde.  Voir aussi à ce sujet entre autres Frédéric Pichon, Syrie. Pourquoi l'Occident s'est trompé ? (Editions du Rocher, 2014). Etant donné cependant les ressources dont disposent l'ISIS et les autres factions islamistes quelques soient leurs sources de financement - pétrole, trafics divers, revenus du football - l'éventualité d'une aggravation de la situation à court et moyen terme est sans doute envisageable. Il est probable qu'une telle évolution entraînerait enfin une Sainte Alliance rassemblant enfin l'OTAN, la Russie, la Chine et l'Inde, pour mettre tout le Moyen-Orient et ses ressources énergétiques, ainsi qu'Israël, sous contrôle international. 

Cependant, le scénario fantasmatique d'une victoire finale de l'islam ouvre les perspectives et pose les questions suivantes :

  1. Dès le moment où il n'y aurait plus que des musulmans, être musulman, en l'absence d'infidèles, perdrait toute signification car les concepts essentiels que sont dans l'islam l'opposition entre croyants et infidèles, et le jihad contre ces infidèles, auquel sont tenus les musulmans, perdraient toute signification et disparaîtraient.
  2. Si la société des musulmans est présentée comme théoriquement égalitaire, elle ne peut subsister que si elle est financée par le travail des dhimmis. Sans dhimmis, de quoi vivrait cette société aux membres de laquelle sont uniquement permises, le commerce, la guerre, la contemplation hypnotique de sa supériorité, et la prière ?
  3. Si notre espèce est réellement menacée dans sa survie, par la croissance exponentielle de la consommation face à une diminution également exponentielle des ressources, le réchauffement climatique, la fonte des glaciers, la montée du niveau des mers et des océans, les famines et épidémies qui vont s'ensuivre, une idéologie telle que celle de l'islam peut-elle apporter des solutions adaptées ?  La lecture du Coran7 mais aussi la manière dont les états musulmans les plus riches ont utilisé les revenus de la rente pétrolière en atteste - qui à l'encontre du bouddhisme, ou d'autres philosophies,  ne valorise aucunement la sobriété, le contrôle des besoins, des désirs, de la natalité et de la démographie - peut nous persuader du contraire, ce que confirme d'ailleurs les dernières nouvelles sur les conditions de vie luxueuses et les privilèges dont jouiraient les cadres d'ISIS à Raqua.  











1Sur les notions de "clan" et de "tribu" voir : Bernt Glatzer, The Pashtun Tribal System (.pdf)
2Les hindous qui pratiquent l'endogamie de caste interdisent le mariage entre membres du même clan (gotra).
3Philippe Nemo, Qu'est-ce que l'Occident ? PUF, Quadrige, 2004

4dans "The Segmentary Lineage: An Organization of Predatory Expansion", in American Anthropologist, n° 63, 1961, pp 322-345.

5http://en.wikipedia.org/wiki/Cousin_marriage#Judaism_and_Christianity
6Voir Emmanuel Todd, La diversité du monde. Famille et modernité, Paris, Seuil, 1983-99, pp. 155 et carte en fin de volume.

7An-Nahl 16.71. Dieu a favorisé certains d'entre vous plus que d'autres, dans la répartition de Ses dons. Or, ceux qui ont été favorisés ne sont nullement disposés à se démettre du surplus de leurs richesses au profit de leurs esclaves, au point que maîtres et esclaves y deviendraient tous égaux. Renieraient-ils donc les bienfaits de Dieu?


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