7 . L'Occident expliqué aux Vietnamiens

A partir de notes prises en vue d'un cours d'introduction à la culture occidentale donné en décembre 2011 à l'ESLEH de Hanoï à des élèves traducteurs et interprètes.

L'Europe de l'Ouest, péninsule extrême-occidentale de l'Asie consiste en un territoire extrêmement découpé et accidenté, partout entouré et pénétré de mers et de golfes, constitué de multiples îles et presqu'îles : Grande-Bretagne, Danemark, Scandinavie, péninsules balkanique, italique, ibérique, et seulement peu segmenté au sud surtout par des chaînes montagneuses relativement peu élevées. Pas ou guère de déserts.

Cette configuration rend difficile la constitution de grands empires territoriaux - comme le fut et l'est encore la Chine – sauf dans l'Est de l'Europe où la Russie représenta le seul empire dont la base soit une masse continentale. Malheureusement cette dernière n'avait aucun d'accès aux mers tièdes navigables propices aux échanges commerciaux et civilisateurs si ce n'est par la Mer Noire contrôlée dès le 15e siècle (1453) par l'Empire ottoman.

La géographie physique de l'Europe occidentale par contre est favorable à la constitution de villes-états et de micro-nations. D'un handicap, les sociétés de la péninsule européenne dès la Grèce ancienne, firent un avantage en exploitant le potentiel de communication et transport de cet environnement maritime à des fins commerciales. Pour ces états marchands, petits ou moyens, le pouvoir se mesura d'emblée en capacité de contrôle non pas tant de territoires que de routes, terrestres et fluviales sans doute, mais surtout maritimes. Sans parler des royaumes hellénistiques qui succédèrent à l'éphémère empire d'Alexandre, le premier grand état occidental, Rome, fut également d'abord une ville exerçant un contrôle de plus en plus étendu sur le trafic en Méditerranée. Avant de contrôler des terres, Rome contrôla une mer et en fit son centre stratégique. A l'encontre de la structure centralisée des empires territoriaux asiatiques (Perse, Inde, Chine) elle laissa d'ailleurs une assez large autonomie aux différentes "provinces" de son empire. Ce qui lui importait c'était le contrôle des routes. C'est encore le cas des Etats-Unis par rapport aux "provinces" de son empire.

Après l'assaut des forces continentales germaniques (grandes invasions du 5e siècle) et les siècles obscurs qui succédèrent, il en fut de même pour les empires portugais, espagnol, hollandais puis britannique, s'édifiant tous à partir d'une base territoriale minuscule.

Les Européens de l'Ouest sont depuis toujours des voyageurs. Un des textes épiques fondateurs de l'identité européenne, l'Odyssée, est un récit de voyage.

L'islam surgissant des déserts arabiques pour faire irruption sur la scène de l'histoire quelque 1500 ans après l'Odyssée, héritera de cette "culture du voyage" même si l'essentiel de son expansion se fera par voie terrestre.

En Chine par contre, comme en Russie, les élites émergèrent de l'exploitation des sols. Les espaces terrestres quasiment illimités les poussèrent ensuite à fonder leur pouvoir sur ces ressources les plus directement disponibles, par le contrôle des terres et des populations, se désintéressant des mers et océans environnants laissés aux pirates1.

Plus encore que la Russie, dont la civilisation est moins ancienne et qui s'occidentalise progressivement à partir du 16 e siècle (Ivan le Terrible), la Chine donnait parfois, jusqu'il n'y a pas très longtemps encore, l'impression au voyageur occidental, russe, moyen-oriental ou indien, de se trouver trouver sur une autre planète.

Les mers chaudes ne manquent pourtant pas à proximité de la Chine, du Vietnam et du Japon. Pourquoi donc le commerce maritime ne s'y développa-t-il pas autant qu'en Méditerranée ? L'immensité des ressources terrestres, agricoles, minérales et humaines, en détourna ces peuples – à l'exception du Sud Vietnam, ethniquement cham, khmer et indien jusqu'au 18 e siècle.

En dehors de la pêche à proximité des rivages, et du cabotage, en haute mer, ces états laissèrent le champ libre à leurs marginaux, les pirates, dont la crainte empêchera le développement du commerce en Asie de l'Est. C'est seulement à partir du 19e siècle que rassurés par l'intense trafic maritime des navires occidentaux, le Japon et la Corée osent s'aventurer sur les mers. Dans le Sud de l'Asie par contre, Indonésie, Malaisie, Birmanie, et même Saïgon, le relatif éloignement de la Chine et de ses pirates mais aussi la proximité relative de l'Inde et du Moyen-Orient permit au commerce de se développer très tôt, sans depuis les débuts de l'ère commune, puis à un rythme plus rapide à partir du 15 e siècle. Dans cette région, comme en Europe de dynamiques petits états marchands se développent.

Les plus grands ports chinois, Hong Kong et Shanghai ont été fondés très tard, au 19 e siècle, il y a à peine un siècle, et par des étrangers, Britanniques et Français.

La Russie aussi limitera ses ambitions au contrôle de territoires, non par choix mais à cause de sa situation enclavée au nord-est du sous-continent européen entre l'Asie centrale, la Chine et la plus grande partie de sa façade maritime tournée vers les mers glacées de l'Artique, sans aucun accès autonome vers les mers tièdes.


Ecriture, abstraction et généralisation

L'attention précocément portée aux routes structurant l'espace, plutôt qu'à l'espace lui-même, ainsi que dans le cadre des voyages et du commerce, la fréquentation de types d'humanités, de cultures et de langues très différentes ont au Moyen-Orient, en Grèce puis en Europe précocément dirigé l'esprit vers les éléments structurants qui sous-tendent, innervent et articulent cette réalité spatiale plutôt que sur cette réalité elle-même, le disposant à l'abstraction et à la généralisation, capacité de distanciation par rapport à aux objets permettant de distinguer dans une série de phénomènes ce qu'ils ont de commun, l'essentiel de l'accessoire, le significatif du contingent.

Les voyages aboutissent à des mélanges de populations. Alors qu'en Extrême-Orient quand il y eut des mouvements de population, ce fut plus épisodiquement, soudainement et massivement - migrations des Thais/Lao et Birman à partir du Yunnan vers le 7 e siècle EC, invasions mongoles puis mandchoues en Chine - pour aboutir à des installations (settlements) relativement stables de populations restant essentiellement agricoles et ne se mélangeant pas. Elles restèrent relativement isolées dans leurs nouvelles niches de toute manière pas très distantes de leur lieu d'origine. C'est encore le cas des Vietnamiens, Lao-Thai, Birmans et minorités du Myanmar, tous originaires du Yunnan ou du Tibet méridional. Rien à voir avec le brassage généralisé de populations, de cultures et de religions qu'on observe sur tout le pourtour méditerranéen et jusqu'en Inde avant sans doute déjà la période hellénistique et l'expansion romaine entre le 4e et le 1er siècle AEC. Grecs, Romains, Egyptiens, Israélites, Libanais, Arabes, Berbères, Iraniens, et plus tard Celtes et Germains se mélangent créant des races hybrides, ainsi que dans certains contextes et milieux – Juifs, castes indiennes - la crainte de l'hybridation. Alors que si les Allemands – Germains restés en Allemagne – ainsi que les Russes, restent plus agricoles et plus "purs", d'autres peuples germaniques - Francs, Angles et Saxons, Lombards, Wisigoths et Ostrogoths migrent vers le Sud et l'Ouest européens et s'y mélangent avec les populations celtes et latines pour former le socle démographique de l'Europe moderne et contemporaine : Français, Anglais, Ibériques et Italiens modernes. Ce processus de métissage s'accélérera encore dans les Amériques à partir des 15 e et 16 e siècles, puis en Australie et Nouvelle-Zélande.

Au début du 1 er millénaire avant EC, à une époque où la plus grande partie de l'Europe occidentale, à l'exception de la Grèce et de l'Itale, était encore couverte de forêts, les "Occidentaux" c'est-à-dire les Moyen-Orientaux, terreau de notre culture grecque puis romaine, utilisent encore des idéogrammes, comme le font encore les Chinois et comme les Vietnamiens l'ont fait jusqu'à la prise de pouvoir par Ho Chi Minh. Cependant dès la fin du millénaire précédent étaient apparus des syllabaires puis au Liban et en Grèce, des alphabets.

Les inventeurs des alphabets phénicien puis grec ainsi que des chiffres, poussés probablement par le s exigences du commerce et de la comptabilité, dégagent sous la surface de l'océan des mots, des concepts et des signes qui les traduisent en images, ce que ces mots ont en commun : des sons. Ils comprennent que ces éléments communs à toutes les langues se ramènent à quelque 300 phonèmes dont chaque langue utilisent seulement une trentaine. Il ya a beaucoup moins de phonèmes – 300 au plus - que de concepts représentés par des idéogrammes – plusieurs milliers – que ce soit en égyptien ou en chinois. C'est la trentaine de phonèmes propres à leur langue que les Phéniciens cherchent à représenter par une trentaine de signes. Ils y arrivent en distinguant cinq sons ouverts - les voyelles a, e, i, o, u – et quelques diphtongues résultant de leur combinaison, le reste étant constitué de de sons plus ou moins stoppés, fermé, empêchés ou modulés par la gorge, la luette, la langue, les dents, les lèvres : consonnes et semi-consonnes. Cette découverte que les Indiens formaliseront plus tard frappa tellement les imaginations que la parole et le livre furent considérés comme une des manifestations de la divinité. Une des formules les plus sacrées de l'hindouïsme, AUM, reprend le premier et le dernier signe du syllabaire des Indiens, comme le fait l'Alpha et l'Omega des chrétiens, première et dernière lettre de l'alpahabet grec.

Quelques siècles plus tard, l'observation des signaux de fumée utilisés par les Amérindiens donna à l'Américain Edison l'idée de représenter chaque lettre par une séquence de points et/ou de lignes, de sons brefs et/ou longs et fonda ainsi la télégraphie. C'est ce même principe binaire (long/bref, point/ligne, 1/2, 0/1, oui/non) qui sera à l'origine de l'informatique, la puce ne faisant qu'enregistrer les deux seuls états possibles du silicone. La logique binaire de l'Occident (vrai ou faux, excluant le tiers) souvent contestable sinon nuisible en matière de métaphysique, de morale, et de sciences humaines, manifestent ainsi son incontestable efficacité en matière de technologie.

La perception de la diversité des races, des cultures et des langues par les Moyen-Orientaux, puis par les Occidentaux, les a ensuite menés à distinguer sous cette hétérogénéité apparemment radicale ce qu'il y a de commun à toutes ces variétés d'humanités, de langues et de cultures, à ce que des séries d'êtres, d'objets ou de phénomènes apparemment hétérogènes peuvent avoir de commun, et finalement ce qu'il y a d'essentiel à l'homme.

L'Occident est un monde connecté par des routes et par des signes (un seul alphabet pour tout le monde occidental alors que chaque langue de l'Inde, de l'Indochine et de l'Asie de l'Est a le sien). Habitude de voir sur ou sous les apparences ce qui les sous-tend, les structure et en relie les éléments : sous les mots les sons, sous l'espace les routes potentielles, sous la tapisserie la trame, sous les corps les squelettes, sous la peau les nerfs, sous les visages des différentes divinités, le principe d'un Dieu unique qui plus tard prendra la figure du Christ.

Le concept d'un principe unique était déjà apparu un peu partout dans le monde au même moment et même avant le judaïsme entre 1200 et 600 avant l'EC. En Chine, puis au Vietnam, et en Corée le Ciel, entité englobant sages et génies et donnant aux rois et empereurs mandat pour gouverner les peuples. En Inde les Upanishads dégagent de la pluralité des anciennes divinités védiques – Indra, le chef des dieux, Varouna, les infinis célestes et océaniques, Agni, dieu du feu – le concept d'un principe unique, Brahman, l'Absolu, le Tout, l'Infini, l'Univers et son âme, source des hommes et des dieux. Aux dieux védiques succéderont les dieux puraniques, ceux de l'hindouïsme moderne, Brahma le créateur, Vishnou le conservateur et Shiva le destructeur qui ne sont eux aussi que manifestations de Brahman. Tandis que les Grecs font du Logos, la Raison, l'Ordre qui s'exprime par la Parole, l'énergie qui crée et maintient le monde. Mais alors qu'en Chine, en Inde ou en Grèce, ces principes ne sont pas vraiment distincts d'une Nature et d'un Univers eux-mêmes éternels, en Israël il devient Quelqu'un d'extérieur à cette Nature, qu'il crée et mène à une fin qui sera différemment définie par les trois monothéismes successifs, judaïsme, christianisme et islam. Le monothéisme en plaçant Dieu en dehors de la Nature installe un dualisme métaphysique Dieu/Nature, moral Bien/Mal dans une perspective projetant la victoire du premier sur la seconde comme celle du Bien sur le Mal.

Dans ce Dieu unique extérieur à l'Univers, apparaît la conception la plus concrète mais aussi la plus anthropomorphe2 du principe. Car c'est en elle que "Dieu", par opposition au Ciel, au Brahman ou au Logos, prend le plus de caractéristiques humaines, autant que les dieux secondaires de l'Egypte, de la Grèce, de Rome ou de l'Inde l'étaient ou le sont. Le Dieu des Juifs, des chrétiens ou des musulmpans, s'il peut-être compassionné, peut aussi se montrer jaloux, colérique et vengeur. En lui c'est encore en fait l'Homme ou l'Humanité qui se projette et apprend à se regarder de l'extérieur, à s'objectiver, à se voir, se comprendre dans sa différence par rapport aux autres animaux. Dieu serait un miroir dans lequel l'Homme peut se regarder. Ou serait-ce seulement un type d'homme qui s'y regarde ? Cet homme précisément auquel des espaces sillonnés de routes ouvre les voies du pouvoir universel ? Le Dieu monothéiste est-il le Dieu de l'Impérialisme ?

Il semble que ce soit la manière dont beaucoup d'Extrême-Orientaux le voient encore.

Dans Ethnological and religious problems in Vietnam (Social Sc. Publ. Hanoi, 2001) Dang Nghiem Van note que le « doi moi » (nouvelle donne, pérestroïka vietnamienne) s’accompagne d’un retour aux cultes nationaux (Les rois Hung, la fée Cô Au et le dragon Lac Quân, etc.) ainsi que de la restauration des maisons communales, des tombes familiales, des maisons de culte des lignées, du rétablissement des registres généalogiques, afin de « ne pas se perdre devant la force de la culture extrinsèque » conclut l’auteur. J’y lis aussi que « dans l’esprit Viet, il est difficile de séparer famille, village et patrie » (cf. également à ce sujet Neil L. Jamieson, Understanding Vietnam, University of California Press, 1984-1995). A propos des appartenances religieuses diverses il note que « les habitants du Vietnam se sentent surtout et avant tout Vitenamiens (pp. 302-303). Ce qui rappelle la formule lapidaire de Simon Leys : « La religion des Chinois, c'est la Chine ! » Du confucianisme Dang Nghiem Van dit « it should be regarded as the orthodox religion dearest to the heart of the Viets (p. 257) ».

Ce qu’il dit du monothéisme, commentant A-G. Haudricout (Les pieds sur terreEd. A.-M. Métaillié, Paris, 87, p 102) révèle avec une candeur rafraîchissante les non-dits très peu corrects des Vietnamiens modernes post-doimoi : ce serait en Occident , au Proche-Orient et en Afrique de l’Est, où l’élevage des grands troupeaux a d’abord émergé que sont apparus le servage, l’esclavage et le monothéisme (p. 289) dont il donne la représentation suivante : « la silhouette du berger et sa bande de chiens dressés avec son troupeau de moutons qui suivent docilement son chef de file ». Après avoir noté que la féodalité vietnamienne n’a jamais supprimé la démocratie clanique et villageoise, il évoque l’islam qui efface sans regret les religions indigènes des régions où il s’impose, y compris le culte des ancêtres. Il note à ce sujet que le culte des ancêtres est à présent accepté par l’Eglise catholique vietnamienne (pp. 289-290) et que comme Quan Am version féminine du bodhisattva Avalokiteshvara est plus vénérée que le Bouddha historique Sakyamuni, la Vierge au Vietnam, comme Isis en Egypte, sont plus vénérées que leur fils. Et conclut en citant C.Hachelin (Les origines de la religion, Ed. Sociales, Paris, 55) qui fait dire à Isis : « Je suis la Nature, mère des choses, maîtresse de tous les éléments, origine et principe des siècles, divinité suprême ».

Dans la religion des Viêt, née dans une terre de rizières et de jungle et qui grandit comme la végétation tropicale, mélangeant en son fond animiste sans doute encore fort dynamique, indifférente à l’idée d’Etre suprême et d’orthodoxie, le culte des ancêtres s’acomode parfaitement de l’athéisme. A la limite « chaque région pourrait y créer sa forme particulière de religion locale. Si l’on pousse la métaphore, les religions monothéistes devraient alors être comparées à des arbres taillés.

Notes 

1 Les sept expéditions (1405-1433) du maréchal Zheng He au départ de Suzhou, Nankin et Quanzhou si elles sont contemporaines des premières explorations portugaises, sont postérieures de plus de 2000 ans à l'expansion grecque en Méditerranée orientale et jusqu'au portes de l'Inde, et sont restées sans lendemain. C'est seulement tout récemment que la Chine vise à nouveau à étendre son influence à l'Afrique et le Moyen-Orient. 

2 Car c'est en elle que "Dieu", par opposition au Ciel, au Brahman ou au Logos, prend le plus de caractéristiques humaines : s'il peut-être aimable, il peut aussi se montrer jaloux, colérique et vengeur.   

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