La Chine, protecteur du Dharma ?
Le concept de "défenseur de
la foi"
Tout au long de l'histoire du
christianisme, particulièrement catholique, de nombreux états ou
pouvoirs politiques se sont posés en "défenseurs de la foi".
Le premier fut Constantin qui donna au christianisme la préséance
(313 EC) sur les autres cultes l'Empire romain. Son successeur
Théodose en fit la seule religion officielle (380 EC). Après les
siècles troublés du Haut Moyen-Âge, Charlemagne est déclaré
Empereur d'Occident par le Pape Léon III à Rome le 25 décembre
800. Otton Ier le Grand, souverain de la partie germanique – et
italienne - de cet empire est déclaré Empereur des Romains par le
Pape Jean XII. Il est le véritable fondateur du "Saint-Empire
romano-germanique" même si cette dénomination n'apparaît pas
avant le 15 e siècle.
Dès lors les différents états de
tradition chrétienne d'Europe occidentale rivaliseront de ferveur
chrétienne pour se faire reconnaître comme défenseurs de la foi.
Le roi de France sera le "Roi Très chrétien", et les rois
d'Angleterre et d'Espagne – depuis la reconquête de la péninsule
ibérique (1492 EC) – se veulent encore "Défenseurs de la
foi" pour les premiers, "Rois Très catholiques" pour
les seconds.
On voit que l'Eglise d'Occident,
organisation centralisée dès ses origines, n'a pas non plus manqué
de défenseurs armés.
Le
bouddhisme par contre n'est ni centraliste, ni centralisé et s'il a
été "protégé" par les différents états où il s'est
implanté, il n'a jamais produit jusqu'à tout récemment aucune
institution fédérative internationale, ni à plus forte raison
donné lieu à des entreprises, comme le furent les croisades,
mobilisant toutes les nations s'en réclamant.
L'Empereur Asoka Maurya (3e siècle
AEC) fut le premier dharmapala (protecteur du dharma) ou
chakravartin (monarque universel gouvernant d'après les
principes du Dharma bouddhique). Les souverains des états
bouddhistes d'Asie du Sud et du Sud-Est – Sri Vijaya (Indonésie),
Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande, Cambodge, Laos - s'auréolèrent
aussi volontiers de ce titre, ainsi que quelques empereurs chinois et
japonais. Mais jamais ne s'opéra, dans un état à majorité
bouddhiste, l'identification complète de l'état au bouddhisme.
Malgré les tentatives de certains secteurs de l'opinion dans ces
pays, de nos jours encore nulle part le bouddhisme n'est "religion
d'état". Ce qui n'empêche pas d'ailleurs dans les pays
théravada particulièrement une étroite implication de l'Etat dans
les institutions monastiques bouddhistes, qu'il contrôle, fédère
et organise.
A la différence d'autres religions universelles – judaïsme,
catholicisme, islam – le bouddhisme, s'il a de multiples lieux
saints liés à la vie et à l'époque du Bouddha, n'a pas de
"centre" géographique comparable à ce que sont Jérusalem,
Rome ou la Mecque. Il ne bénéficie pas d'avantage de la protection
officielle d'états relativement puissants tels qu'Israël pour le
judaïsme, l'Arabie Saoudite – défenseur de la foi et gardien des
lieux saints – et l'Iran pour l'islam - ou les états de tradition
catholique, protestante ou orthodoxe (la Russie) pour le
christianisme. De plus, aucun de ses lieux saints les plus anciens et
les plus vénérables – Lumbini où Siddharta Gautama naquit vers
723 AEC, Kapilavastu (Tilaurakot) où il passa sa jeunesse, Bodhgaya
où il vécut l'expérience que devait faire de lui, pour des
centaines de millions - sans doute des milliards - de disciples en
quelque 2600 ans, l’Eveillé, le Bouddha, Sarnath où il prononça
son premier discours, et Kushinagara où il mourut à 80 ans -
n'est situé dans un pays majoritairement bouddhiste.
Au Népal, dans le Sud duquel se trouvent Lumbini et Kapilavastu,
domine un syncrétisme hindou-bouddhiste où l’hindouisme domine.
Jusqu’en 2007 lorsque la monarchie de droit divin fut abolie, le
roi y était considéré comme un avatar du dieu hindou Vishnou.
Le bouddhisme fut du
3e AEC au 5e EC la religion dominante de l'Inde, où se
trouvent Bodhgaya, Sarnath et Kusinagara, marquant plus ou moins
l'extension maximale du territoire où vécut et prêcha le Bouddha.
Mais dès le 9e EC il n'en restait quasiment plus trace, si ce n'est
marginalement en Orissa et au Bengale d'où, avant d’y disparaître
également au 12e siècle EC, il essaima en Indochine occidentale
aux alentours du 10 e siècle EC. Ceylan (Sri Lanka) et les royaumes
himalayens furent sur l’aire culturelle indienne, les seuls
endroits où différentes formes du bouddhisme indien survécurent
sans interruption jusqu’à nos jours.
Quels furent les facteurs qui causèrent cette disparition de sa
terre d'origine d'une religion qui devait marquer profondément et
durablement l'Asie centrale, les pays de l'Himalaya, l'Asie du Sud,
la Chine, l'Extrême-Orient, le Tibet et l'Indochine ? Fût-ce la
Renaissance hindoue des Gupta (4e-6e siècle EC) la Contre-réforme
védantique de Sankara au 8e siècle EC, l'islam apporté dès le
7e siècle par les vagues successives d'envahisseurs venant
de l'Ouest, une combinaison des trois, ou d’autres facteurs encore
qui la précipitèrent ? La question reste encore sujette à débat
et nous ne chercherons pas à y répondre, nous satisfaisant
d'observer que lorsque les Occidentaux commencèrent à se douter que
les religions des Singhalais de Ceylan (Sri Lanka), des Indochinois,
des Chinois, Vietnamiens, Japonais et Coréens n’étaient sous des
formes plus ou moins variées qu’un seule et même courant
religieux, et que ce courant provenait de l'Inde, ils eurent d'abord
des difficultés à en retrouver les traces sur le sous-continent. Car
non seulement le bouddhisme avait disparu de l’Inde comme religion
mais ses très nombreux vestiges également avaient été détruits,
s’étaient dégradés, réduits au mieux à l’état de fragments
d’un lointain passé, mal connu, voire sulfureux (Bodh Gaya,
Sarnath), avaient été travestis ou étaient autrement devenus
inaccessibles.
En effet, en ce qui concerne les sites de Lumbini et Kapilavastu par
exemple, avant même la victoire de la Contre-réforme védantique
(8e siècle EC) ou les premières incursions de l’islam des
Ghurides au 12e dans la plaine gangétique, en 400 EC, le voyageur
chinois Fa-hsien (Fa Xian) s’il trouve facilement l’endroit,
remarque déjà qu’il n’est plus très fréquenté sinon par des
bêtes sauvages.
Un changement climatique et sanitaire (inondations répétées,
malaria ?) pourrait avoir eu lieu à la fin du 4e siècle, car un
autre pélerin chinois, Seng Tsai (Sheng Zai) qui visita Lumbini un
peu plus tôt, entre 350 et 475 EC mentionne encore un culte rendu à
la statue de Mayadevi, mère du Bouddha, sous l’arbre provenant de
boutures successives de l’arbre originel sous lequel Mayadevi
aurait donné naissance à Siddhartha Gautama.
Quelque 230 ans après Fa Xian, un autre pélerin chinois, Xuan Zang
(Hsüan Tsang), qui visita Lumbini entre 629-645, mentionne la
partie supérieure d’un pilier renversé sur le sol à proximité
de l’étang où la mère se baigna avant l’accouchement et où
l’enfant fut baigné après sa naissance. Comme Fa Xian, il note le
caractère déserté de la région.
Cependant des pèlerins venant des pays bouddhistes du Nord - vallée
de Kathmandou, Tibet, Chine - continuèrent à trouver et visiter
Lumbini jusqu’au 14e siècle au moins1.
Même après que l’islam des Turcs Ghaznévides et Ghurides ait
entre 1194 et 1197 pris contrôle du Gange moyen et oriental et
installé ses centres pas très loin, à Delhi d’abord, puis
Kanauj, puis Bénarès, détruisant au passage les dernières
communautés bouddhistes et l’université de Nalanda, avant de
pousser jusqu’au Bengal et de mettre un terme à la dernière
dynastie bouddhiste, celle des Pala du Bengal, les lieux saints de
Sravasti, Lumbini, Kapilavastu pourtant pas très éloignés des
centres du pouvoir musulman, restent connus des pèlerins
bouddhistes venus du Nord (vallée de Kathmandou, Tibet). Le dernier
à y laisser sa trace fut Ripu Malla (1312) , prince d’un clan du
Népal occidental, les Nagaraja. Il laissa une inscription sur le
pilier de Lumbini qui laisse croire qu’il pratiquait une variété
tibétaine de bouddhisme.
L’invasion des Moghols à partir du 15e siècle ne fera
probablement qu’ accentuer l’isolement du piémont népalais. Certains
lignages de Rajputs ayant perdu leurs territoires dans le Nord-Ouest
de l’Inde devant l’avancée des Turcs s’étaient dès le 12e
siècle réfugiés dans l’Himalaya, au-delà de la première chaîne
des Shivalik / Churia pour y consolider leurs bases. Ils sont à
l’origine des dynasties népalaises jusqu’à la dernière, celle
des Shah. En laissant les jungles envahir le piémont du Terai, ils ajoutaient à
la première chaîne himalayenne des Churia une seconde ligne de défense contre les états
musulmans qui se succédaient dans le Nord de l’Inde.
Il résulte de ce qui précède que ce furent les Britanniques qui
redécouvrirent la période bouddhiste de l’histoire indienne et
remirent les lieux saints du bouddhisme sur la carte de l’Inde. Eux
qui avaient déjà une longue tradition de recherche archéologique,
philologique et historique s'étonnèrent de l'indifférence des
Indiens, y compris des intellectuels à l'égard de leur passé.Tout ce que le philologue William Jones ((1746-1795) avait obtenu de
ses informants brahmines en cette matière était des listes de
dynasties tirées de dix-neuf Purana (canon hindou tardif).
Il fut le premier à forçer le monopole de l’étude du sanscrit, langue des textes canoniques védiques et puraniques, que s’était réservé la caste des brahmins, s'en transmettant la connaissance de père en fils, la masse des croyants étant réduite aux pratiques dévotionelles des cultes populaires de Krishna et Vishnou et à dépendre des brahmins pour l’exécution des rites. William Jones fonda la Asiatic Society en 1784.
Sans doute avait-il connaissance de piliers et d'inscriptions
rupestres que l'on commençait à remarquer dans différents endroits
de l'Inde, dont Delhi. Mais personne, pas plus Indien que
Britannique, ne pouvait déchiffrer les caractères de ces
inscriptions. Un de ces pilier avaient déjà été remarqués dès
le 16e siècle dans Old Delhi par Thomas Coryat. Cependant c'est
seulement dans la deuxième moitié du 18e que les témoignages
commencèrent à se multiplier. Les découvertes d'inscriptions sur
pilier ou sur roc ne devaient plus s'arrêter pendant plus d'un
siècle et demi puisqu'on en découvrit encore en 1928 (Gooty,
district de Kurnool).
Si William Jones ignorait tout d’Asoka qui quelque mille ans après
le succès de la contre-réforme hindoue et la domination musulmane
dans le Nord de l’Inde, avait disparu de la mémoire collective
indienne. En comparant les chronologies dynastiques des Purana
et des Grecs, il parvint en 1793 à identifier Chandragupta,
grand-père d’Asoka et fondateur de la dynastie des Maurya avec le
Sandrakottos de Mégasthène, ambassadeur grec de Seleukos à
Pataliputra. Du bouddhisme Jones ne sait que ce qu’en disent les
sources hindoues pour qui ces hérétiques “soutiennent la
périssabilité de toute chose” et sont des “négateurs d’un
autre monde” (Fréderic Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de
l’Occident, p. 89).
L'oeuvre de Jones fut poursuivie par Francis Buchanan, le philologue
George Turnour les épigraphistes James Prinsep et Alexandre
Cunningham , ainsi que par Francis Buchanan Hamilton, et les
philologues Brian Hodgson et George Turnour.
Francis Buchanan Hamilton (1762-1829), médecin et botaniste,
parcourt le sous-continent, réside en Birmanie et au Népal,
découvre les ruines bouddhistes de Bodh Gaya - de la nature
desquelles seuls quelques pèlerins birmans étaient encore informés
- ainsi que les ruines de Nalanda. En 1793, il identifie la moderne
Patna avec l’ancienne Pataliputra, capitale de
Chandragupta/Sandrakottos, grand-père d’Asoka. Il est un des
premiers à soutenir, se fondant sur des sources birmanes et
singhalaises, l’origine indienne du bouddhisme.
James Prinsep (1799-1840) perce en 1834 le
secret des syllabaires (alphabets) brahmi et karoshti,
permettant de déchiffrer les inscriptions rupestres et sur piliers
dont la découverte se poursuivait. Prinsep fut le premier éditeur
du Journal of the Asiatic Society.
Brian Hodgson (1800-1894) au service de la Compagnie des Indes
orientales à partir de 1818, étudie le sanscrit, vit au Kumaon
(Uttaranchal) et de 1820 à 1843 au Népal où il étudie les
littératures népalaise et tibétaine. Il envoie 270 volumes de
littérature sanscrite et tibétaine au Royaume-Uni et 147 volumes à
la Société asiatique de Paris. Correspondant avec J.Prinsep,
il réalise que beaucoup des inscriptions rupestres ou sur piliers
sont identiques ou se ressemblent. Il succède à Jones comme chef de
la Asiatic Society.
George Turnour (1799-1843), fonctionnaire à Ceylan et traducteur du
Mahavamsa (épopée singhalaise) établit l’équivalence entre
le “Piyadassi” des piliers et l’ “Ashoka” des Purana2.
Dès 1836, l’origine indienne du bouddhisme est acceptée de tous
ainsi que le dharma bouddhiste provient du brahmanisme et non
l’inverse, mais Lumbini, Kapilavastu, Sravasti, Vaishali et
Kushinagara restent à découvrir.
En 1841 Brian Hodgson publie Illustration of the Literature and
Religion of the Buddhists (Serampore, 1841). Il est le premier à
distinguer entre théravada et mahayana.
Alexandre Cunningham (1814-1893), premier directeur de la
Archeological Survey of India, et découvreur du stoupa de
Sarnath et d’un pilier à Sanchi, initie le Corpus Inscriptionum
Indicarum (Calcutta, 1877). Il reste en Inde après sa retraite
et dirige de 1861 à 1885 des fouilles à Bodh Gaya où il découvre
les restes de la Mahabodhi, temple ancien érigé sur le lieu supposé
de l’Illumination du Bouddha. Il publie en 1871 sa fameuse
Geography of Ancient India.
Les premiers indologistes n’avaient trouvé mention de la doctrine
de Sakyamuni que dans des sources sanscrites orthodoxes, qui
présentaient le Bouddha comme un hérétique, sa doctrine comme un
nihilisme, ou au mieux le présentaient comme une forme qu’aurait
prise Vishnou pour tendre un piège aux croyants et éliminer les
moins convaincus. Le Bouddha y était au mieux réduit, en quelque
sorte, au rôle de manifestation démoniaque de Vishnou. Les premiers
sanscritistes britanniques eurent aussi l’impression que leurs
questions relatives au Bouddha et au bouddhisme provoquaient gêne et
réticence chez leurs assistant-traducteurs brahmins, comme si
quelque omerta pesait sur le sujet.
Le terme « bouddhisme » lui-même, invention
occidentale3,
n'apparaît pas avant 1830, en même temps que le travail de
traduction portant spécifiquement sur des textes bouddhistes, qui
requérait la connaissance non seulement du sanscrit mais de langues
telles que le birman, le singhalais, le tibétain et le chinois. Les
premiers à s'illustrer en ces matières furent GeorgeTurnour pour le
singhalais et Brian Hodgson pour le népalais et le tibétain. De
nombreux autres suivront dont le Hongrois Alexandre Csoma de Körös
(1823-1842), ainsi que les membres de l'Ecole franco-belge de
bouddhologie, avec le lignage Sylvain Lévi, De La-Vallée-Poussin,
Etienne Lamotte, Hubert Durt et beaucoup d'autres.
Le dernier événement en matière d'histoire de la redécouverte du
bouddhisme indien par des Occidentaux consiste certainement dans la
découverte en 2013, à Lumbini, sur le site présumé de la
naissance du Bouddha, par l'équipe de l'archéologue britannique
Robin Coningham, des racines fossilisées d'un arbre qui fut sans
doute le centre du premier sanctuaire bouddhiste de l'histoire et
dont l'analyse confirme les dates traditionnelles de naissance et de
vie du Bouddha (7e- 6e siècles AEC) telles que rapportées par
l'orthodoxie théravada.
Dissémination
du bouddhisme en dehors de l'Inde
Nous savons maintenant que le bouddhisme avait déjà atteint la
Chine (1er EC), le Vietnam (2e AEC-1er EC), la Corée, le Japon (5e)
bien avant les débuts de sa décadence en Inde. Mais c'est au moment
où il disparaissait progressivement du sous-continent entre le 8e
et le 12e, et où il triomphait en Chine sous les Tang et les Song,
qu'il connut une seconde phase d'expansion importante, vers le Tibet
cette fois et l'Asie du Sud-Est (Birmanie, Siam, Cambodge, Laos).
Peut-être le moment est-il venu de risquer une métaphore. Alors que
d'autres religions, les religions monothéistes en particulier, ont
grandi sans que leurs branches perdent jamais tout-à-fait contact
avec leurs troncs et leurs racines, continuant à se comparer à eux,
à se nourrir, à se ressourcer à partir d'eux, il semble que les
différentes branches du bouddhisme brutalement coupées de leurs
racines indiennes entre le 5e et le 8e siècle EC aient eu tendance à
prendre très tôt une autonomie qui en firent comme des boutures
indépendantes de la souche originelle, donnant naissance à une
luxuriante prolifération tant institutionnelle que doctrinale.
Comment l'expliquer ? Par la disparition justement des centres
anciens de la religion en Inde et des institutions qui auraient pu
« faire autorité » - l'Université de Nalanda, par
exemple ? Certainement mais aussi parce que, alors que les
religions monothéistes se sont d'abord répandues dans des régions
du monde relativement connectées – la Méditerranée, l'isthme
européen avec ses rares chaînes montagneuses aisément
franchissables ou contournables, les plateaux du Moyen-Orient et de
l'Iran – tant la Chine que l'Asie de l'Est et du Sud-Est se
caractérisent par de très grandes distances, le caractère compact
des masses continentales et sous-continentales, la fragmentation de
ces masses en vastes bassins fluviaux isolés les uns des autres par
des chaînes montagneuses suffisamment élevées, et des sociétés
plus portées à se consacrer à la chasse, à l'agriculture et aux
échanges intérieurs plutôt qu'au « commerce
international » et aux guerres lointaines ?
Toujours est-il qu'actuellement aucune institution comparable au
Vatican pour l'Eglise catholique, au Conseil Oecuménique des Eglises
pour le christianisme, à l'OIC pour l'islam ou au Grand Rabbinat de
l'état d'Israël ne peut prétendre représenter le bouddhisme
international.
*
Un coup d'oeil
jeté sur le site wikipedia Buddhist Organizations permet de
se rendre compte de la complexité de la situation 4.
De toutes les nombreuses organisations bouddhistes, celle qui
représente le mieux un éventuel équivalent de Conseil Oecuménique
des Eglises est probablement la World Fellowship of Buddhists
(WFB)5.
Bien qu'ouverte aux deux « véhicules », theravada et
mahayana, elle fut fondée à Colombo (1950) et son siège central se
trouve à Bangkok.
Quant au World Buddhist Sangha Council (WBSC) , également
fondé à Colombo (1966) il rassemble les responsables et dignitaires
des institutions monastiques des différents sangha theravada
nationaux (essentiellement Sri Lanka, Myanmar, Thaïlande - les
moines laotiens et cambodgiens ne bénéficiant sans doute pas des
mêmes moyens et de la même liberté de mouvement et d'expression)
mais aussi de certaines associations, sectes ou écoles mahayana,
entre autres taïwanaises et vietnamiennes. Cette organisation est
donc uniquement constituée de moines représentant les différentes
traditions.
Le WBSC s'est dès sa fondation préoccupé d'une hypothétique « unification »
du bouddhisme entre autres en confiant au Vénérable Walpola Rahula
la tâche d'énumérer « 9 points de rencontre entre theravada
et mahayana ». Formulation diplomatique que l'on pourrait
prendre comme l'énumération des conditions auxquelles le bouddhisme
des Anciens (Thera), qui serait le bouddhisme le plus « orthodoxe »,
accepterait comme bouddhistes les membres de sectes mahayaniques.
A leur défense, la World Fellowship of Buddhists et le World
Buddhist Sangha Council, même si on leur reproche parfois un
conservatisme, un académisme et un attentisme confinant à la
passivité, représentent peut-être les tentatives jusqu'à présent
les plus réussies de représentation internationale du bouddhisme.
En effet le Dalaï Lama en dehors de sa représentativité comme
dernier chef d'état du Tibet indépendant, du point de vue
« religieux », ne représente même pas tout le
bouddhisme tibétain mais uniquement la secte Gelugpa. Il faut aussi dire que les sangha nationaux des pays theravada
bénéficient de l'avantage d'être soutenus par des états qu'ils
ont d'ailleurs contribué à fonder et formater. En effet, lorsque le
theravada atteint Ceylan au 3e AEC ou l’Indochine occidentale entre
le 8e et le 10e, ces régions sont encore sauvages et c’est le
bouddhisme qui y crée l’état. On peut sans doute comparer leur
situation à celle des Eglise orhodoxes par rapports aux états grec,
bulgare ou russe. C'est loin d'être le cas pour les organisations du
mahayana qui nulle part sur l'aire culturelle qu'il occupe n'est
identifié à la nation (sauf au Tibet) ou à l'état et s’il peut
demander de ce dernier appui ou protection, il ne peut prétendre y
avoir droit. En effet le bouddhisme lorsqu’il pénètre en Chine et
dans les autres pays d’Extrême-Orient y trouve des sociétés déjà
complexes et organisées avec leurs religions et leurs systèmes
juridiques auxquels il va devoir s’adapter6.
En dehors de l’immigration tibétaine, et des organisations
japonaises (Soka Gakai, différents lignages zen, Jodo Shin Shu,
Ryukai) financées de manière privées, ce sont d’ailleurs les
variétés nationales de bouddhisme theravada qui se sont montrées
les plus actives et les plus efficientes dans la “propagation de la
foi”. Question de moyens financiers, sans doute pour la Thaïlande,
où le roi incarne encore même après les constitutions de 1932,
1997 et 2007, le personnage du chakravartin, souverain dont la
légitimité repose sur son respect du dhamma. Soutien
officiel d’états (Sri Lanka, Birmanie/Myanmar - et cela aussi bien
avant, pendant ou après la dictature de Ne Win) où malgré la
disparition de monarques de droit bouddhique, le sangha reste
organiquement lié à l’état, autant qu’en Thaïlande.
Défense des lieux saints
Ce sont ces mêmes états, Japon, Myanmar, Thaïlande et Sri Lanka,
et/ou certains de leurs nationaux qui après leur redécouverte au
19e siècle se sont montrés les plus actifs en ce qui concerne la
défense des lieux saints bouddhistes indiens et népalais, sans
d’ailleurs obtenir tous les résultats qu'on aurait pu espérer. En
effet, en dehors de Bodh Gaya, ces lieux saints et leurs
environnements respectifs restent souvent encore dans un état
misérable, ce qui témoigne du désintérêt tant de l’Inde que du
Népal à cet égard.
Avant même les Indépendances, ce sont essentiellement des Birmans
et des Singhalais (l’Anagarika Dharmapala) qui collaborèrent le
plus efficacement avec les Britanniques (Sir Edwin Arnold) pour
lancer les travaux de restauration de la Mahabodhi à Bodh Gaya à
partir de 1880.
C’est aussi un Birman, U Thant, qui en 1967, alors qu’il était
Secrétaire général de l’ONU, lança le Lumbini Development
Project, financé par l’ONU.
Presque cinquante ans plus tard, le site qui vit la naissance du
Bouddha, les villages environnant et toute la région ont été
profondément modifiés. Le Master Plan de l’architecte
japonais Kenzo Tange s’est progressivement réalisé, aménageant
autour et à proximité du site de la nativité, l’espace pour une
trentaine de monastères, un musée, une bibliothèque/institut de
recherche. Mais ce fut au prix d’expropriations, de la destructions
d’une dizaine de hameaux et dans l’ignorance du développement
des villages environnant peuplés en majorité de musulmans et
d’hindous.
Les Japonais ont construit deux centres de méditation - dont un a
entre-temps fermé - et financent le LIRI (Lumbini International
Research Center). La Thaïlande a construit un superbe monastère
et une pagode. La Birmanie a financé l’implantation de deux
centres de méditation et d’un monastère de moniales. Le Sri
Lanka, à peine sorti de la guerre civile, après avoir renoncé à
construire une hôtellerie pour pèlerins restée inachevée par
manque de fonds, achève de construire un monastère et une pagode.
La Chine populaire a aussi construit un monastère. Les Vietnamiens
en ont construit deux, dont un partiellement financé par des fonds
français. Plusieurs monastères tibétains de différentes écoles
(Gelug, Sakyapa) sont également sur le terrain.
Malgré cela le terrain couvert par le Master Plan était en
2012 encore loin d’être complètement aménagé. La déforestation
illégale menace, les chemins, barrières et clôtures ne sont pas
entretenus, l’alimentation en eau reste polluée et 40 % au moins
de la population des villages et hameaux environnant vivent en
dessous de la “poverty ligne”
(http://ertr.tamu.edu/files/2012/09/196_a-4-3-1.pdf).
De plus la région entre Lumbini et l’aéroport de Bhairawa,
chef-lieu du district est envahie d’industries polluantes
(cimenteries), fruits d’investissements indiens.
C’est
sur ce fond et sur celui de l’ intérêt
croissant des Chinois han pour le bouddhisme tibétain (lignages ne
faisant pas allégeance au Dalaï Lama) qu’il faut sans doute
placer les initiatives chinoises de 2011.
Lumbini, Mecque du
bouddhisme ?
Le 15 juillet 2011, Xiao Wunan
représentant de l’APECF (Asian Pacific Exchange Cooperation
Foundation) dont le siège est à Hong Kong signe avec Hu Yuan
Dong représentant l’UNIDO (United Nations Industrial
Development Organization) un document préludant à des
investissements s’élevant à 3 milliards de dollars en vue de
l’équipement en infrastructures et du développement de la région
de Lumbini-Kapilavastu. Celle-ci attire déjà, malgré la chaleur,
la poussière, la pollution industrielle et aquatique, quelque 500
000 visiteurs chaque année. L'objectif serait de faire de Lumbini
“La Mecque du bouddhisme” (Al Jazeera, 16 juillet 2011).
Le Dalaï Lama, qui n’a jamais obtenu de visa lui permettant de
visiter Lumbini, n’est pas mentionné.
Sans doute faut-il placer ces
initiatives chinoises de 2011 sur le fond de la géostratégie de la
Chine vis-à-vis de l'Inde, de son désir d'exploiter au mieux un
gouvernement népalais à majorité maoïste, de sa recherche de
développement d’un pouvoir d’influence par la culture (soft
power), et du regain d’intérêt des Han non seulement pour leurs
traditions mais aussi pour les lignages du bouddhisme tibétain ne
faisant pas allégeance au Dalaï Lama7.
La création du ISSC (International
Scientific Screening Committee) fut bientôt suivie (17 octobre
2011) par celle, à l’initiative du Gouvernement népalais, d’un
High Level Greater Lumbini National Steering Committee présidé
par l’ancien Premier ministre maoïste Pushpa Kamal Dahal. Il avait
pour mission la préparation d’un Greater Lumbini Development
Master Plan comprenant toute la région de Devdaha (lieu de
naissance de la mère du Bouddha et “capitale” des Koliya) à
Taulihawa/Kapilavastu en passant par Bhairava (chef-lieu
administratif du District de Rupandehi) et Lumbini, soit une région
de 70/20 km.
L’ADB (Asia Development Bank)
s’était en 2010 déjà engagé à financer l’agrandissement de
l’aéroport Gautam Buddha de Bhairava (46 millions de $) dans le
cadre du South Asia Tourism Infrastructure Development Project
.
En septembre 2011, le WWF signe un
accord avec le LDT s’engageant à financer la plantation d’un
million d’arbres en dix ans.
En 2012 eut lieu la Visit Lumbini
Year.
L’accord avec l’APECF fut
contresigné en novembre 2012 par Pushpa Kamal Dahal (Prachanda),
commandant en chef des milices maoïstes, président du Lumbini
Development Trust (LDT) et du tout-nouveau High Level National
Steering Committee, dont le parti (CPN-M) était majoritaire dans
une coalition comprenant le Congrès et les marxistes léninistes
réformistes (CPN-UML). L’accord fut contesté par les autres
partis népalais et le ministre de la culture alors en charge des
affaires courantes, Minendra Rizal (Parti du Congrès népalais).
Les maoïstes (CPN-M) ayant perdu les
dernières élections de 2013 (26 sièges/240 ) cet accord semble
avoir été mis en veilleuse mais il a suffi à dévoiler les
arrière-pensées de la Chine qui cherchera sans doute à avancer ses
pions sur cette question lorsque les circonstances le permettront.
Face à la relative inertie, voire
l’impuissance, des autres “nations bouddhistes” la Chine,
forte de ses quelque deux-cents millions de bouddhistes,
pourrait-elle dans l’avenir prétendre se poser en défenseur de la
foi et des lieux saints bouddhistes ?
Nombre
de bouddhistes en Chine
Le bouddhisme est apparu en Inde et dans ce qui est à présent le
Népal, au 6e siècle AEC. Mais de l’Inde, il a presque
complètement disparu douze cents ans plus tard entre
les 8e et le 12e siècle EC. De nos jours c'est en Chine que
l'on trouve le plus grand nombre de bouddhistes ou de personnes dont
les croyances, les attitudes, les valeurs et les comportement
religieux sont affectés par le bouddhisme, même si le bouddhisme
des Chinois est la plupart du temps mêlé de taoïsme et/ou de
confucianisme et si beaucoup de pratiquants ne font pas partie
d’organisations ou de communautés formelles.
Le Global Times (27/2/2014), organe suivant la ligne
officielle du Quotidien du Peuple, journal officiel du PC
chinois (http://www.globaltimes.cn/content/845166.shtml#.UxJCvfmwZXs)
estimait récemment à 185 millions le nombre de bouddhistes chinois,
en Chine. Il faut évidemment tenir compte que les sources
officielles du régime ont en général tendance à sous-estimer le
nombre de croyants qu’ils soient bouddhistes, chrétiens ou
musulmans.
D’autres sources indiquent 200, 269, 300 millions. Une recherche
menée en 2005 par Liu Zhongyu, professeur au Research Center
for Religious Culture (East China Normal University,
Shanghai), mais aussi Deuxième secrétaire de la cellule du Parti à
la Shanghai Academy of Social Sciences aurait pu
d’après le site de la revue catholique Tripod (Hong Kong, hiver
2007, n° 147) paraître dans une revue académiques8.
Elle fut cependant publié dans le périodique grand-public Oriental
Outlook (8 février 2007) [que je n’ai pas encore pu me procurer en
chinois mais] qui a été largement répercutée dans la presse
chinoise autant qu’étrangères9
semble estimer le nombre de bouddhistes déclarés à quelque 200
voire 300 millions.
Le même article de la revue Tripod (cf supra) mentionne aussi
l’enquête par Wang Kang ( Hangzhou Teachers College)
auprès de 700 étudiants de trois universités et une école
professionnelle. La question suivante fut posée à des étudiants
athées ou agnostiques : “Si vous étiez obligés de choisir une
religion laquelle choisiriez-vous ?” Le bouddhisme fut choisi par
33 % des sondés et par 44% des diplômés (graduates).
Le site ARDA (Association of Religion Data Archives) indique
pour la Chine 15,4 % de bouddhistes10.
Des sites bouddhistes chinois ou étrangers (dhammawiki.com ;
foreignercn.com) ainsi que l’APECF (Ahasi Simbun, 6 octobre
2011) ,parlent
de 600 millions à plus d’un milliard de bouddhistes en Chine11,
ce qui semble peu crédible sinon tendancieux. Quoi qu’il en soit,
même l’estimation a
minima
de 185 millions ferait de la Chine le pays du monde où il y a le
plus de bouddhistes et justifierait les prétentions de l'Empire du
Milieu à se poser comme protecteur sinon défenseur global de la
Voie du Milieu.
Eléments
de bibliographie
Allen Charles, The Buddha and the
Sahibs: the Men who Discovered India's Lost Religion, John
Murray, 2003 ;
et Ashoka: the Search for India's
Lost Emperor, International Edition, 2012.
Keay John, India Discovered: the
recovery of a lost civilization, Harper and Collins, 2001.
Marshall
Peter, The British Discovery of Hinduism, Cambridge University
Press, 1970.
2
Cette équivalence ne sera cependant confirmée qu’avec la
découverte en 1915 de l’inscription rupestre de : Maski (
district de Raichur dans le dominion de Nizam) qui commence par
“Devanâmpiyasa
Ashokasa”
ce qui permet sans équivoque possible l’équation du
Piyadarshi
des autres inscriptions avec Ashoka. On est dès lors certain
qu’Ashoka est bien le promoteur de ces édits et qu’il a soutenu
le bouddhisme. (V.R. Ramachandra Dikshitar,
The Mauryan Polity
(Motilal Banarsidass Publ.).
3 Les
différentes traditions utilisent plutôt, chacune dans la ou les
langues qui leur sont propres les termes dhamma, dharma
ou encore sasana.
6 http://www.memoireonline.com/09/08/1514/m_le-bouddhisme-theravada-la-violence-et-l-etat.html
7 Trine
Angelskar, « China's Buddhist diplomacy » in Noref,
Norwegian Peace Building Resource Center, March 2013 Report, cf
http://www.peacebuilding.no/var/ezflow_site/storage/original/application/280b5bde8e7864209c33d01737fd2db0.pdf ;
et Social Compass(UCL) , Special
Issue: Ji Zhe et Vincent Gossaert (dir), « Les implications
sociales du renouveau Bouddhique en Chine, Social implications of
Buddhist revival in China », Décembre 2011 (58,4) ;
http://scp.sagepub.com/content/58/4/491.full.pdf+html
11 http://ajw.asahi.com/article/asia/china/aj2011100611975Sur les questions relatives au bouddhisme contemporain en Asie et en Occident
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